Compte-rendu par Géraud Tissier, qui a rejoint le Comité Directeur d’ATAF en juin.
Nous avons eu la chance de participer en tant que membres de l’ATAF vendredi 19/09/23 à la rencontre fondatrice de l’inscription de l’apprentissage et l’usage du braille au patrimoine immatériel et culturel de l’humanité. Cette dernière a eu lieu au ministère de la Culture, dans le 1er arrondissement de Paris.
À la suite de l’inclusion de l’apprentissage et l’usage du braille à l’inventaire national du patrimoine culturel immatériel français en juin dernier, c’est désormais un dossier visant l’inscription au patrimoine mondial qui est sur le point d’être constitué.
Étaient entre autres présents ou représentés lors de cette rencontre : le maire de Coupvray (ville de Louis Braille), l’Association Marocaine pour la Réadaptation des Déficients Visuels (AMARDEV), l’Association Nationale des Parents d’Élèves Aveugles (ANPEA), ApiDV, l’ATAF, l’Association Valentin Haüy (AVH), le Centre de Transcription et d’Édition en Braille (CTEB), Entrevoir, l’Union européenne des aveugles (UEA), la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France (FAAF), le directeur de l’INJA, l’Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’école inclusive (INSHEA), Laville braille, Noëlle Roy, Nathalie Lewi-Dumont et Françoise Magnat qui ont contribué à la première étape de cette aventure – l’inscription à l’inventaire national -, l’association Voir avec Marc Angelier, ambassadeur de la fondation Lego et l’association Voir Ensemble.
Après le préambule de Joël Hardy et d’Hélène Jousse, coorganisateurs de l’événement, les prises de parole de Vincent Michel, Eric Orsenna, Maria Doyle et Hélène Jousse constituent la première phase de cette rencontre. Trois de ces personnes au parcours remarquable sont en situation de cécité. Elles sont ferventes défenseures du braille, moyen selon elles de prévenir l’exclusion sociale et de lutter contre l’illettrisme des aveugles. Nous délivrons ici un extrait de chacun de leurs discours, soulignant l’ampleur de l’enjeu de la démarche initiée en ce jour :
« Grâce à Louis Braille, les non-voyants peuvent devenir professeurs, kinés, avocats, même députés à l’Assemblé nationale. […] Cela fait plus de 40 ans que je ne vois plus les étoiles mais ce n’est pas grave car elles sont restées là gravées dans ma mémoire à tout jamais. Grâce à vous le braille restera gravé dans la mémoire de nos enfants, de nos petits-enfants et de nos arrière-petits-enfants à tout jamais… »
Maria Doyle,
artiste, chanteuse et marraine de l’association Voir Ensemble.
« Disons le tout net : écouter n’est pas lire. L’aveugle se devra d’affirmer son droit inaliénable à l’approche autonome et silencieuse du grand fleuve de l’écriture qui porte en lui depuis des millénaires le récit extraordinaire de l’aventure humaine. Alors comment ne pas souhaiter qu’une organisation internationale vienne bientôt saluer, par un geste symbolique, porter à la connaissance du monde entier l’œuvre géniale d’un bienfaiteur de l’humanité ? »
Vincent Michel, docteur en histoire, écrivain et membre de la FAAF.
« Et puis naquit un certain Louis Braille. Aveugle par accident, il ne se résigna pas à rester pour toujours dans cette maison sans fenêtres. Il aimait trop les histoires pour en rester privé. Alors il se demanda : et si je priais mes doigts de bien vouloir entrebâiller les volets de ma maison ? Et d’ouvrir aussi pourquoi pas le coffre aux histoires, le coffre aux trésors ? Et c’est ainsi que vit le jour une lecture nouvelle, une lecture des doigts. […] Et c’est ainsi qu’un beau jour, l’UNESCO, institution cohérente et logique, considérant que Louis Braille avait bien mérité de l’humanité, accueillit son invention au patrimoine universel. »
Érik Orsenna, écrivain et membre de l’Académie française.
« Louis Braille avait les histoires lues mais pas le regard des signes, il n’avait que le noir pour perspective. Cela lui était insupportable au point où il décide à 12 ans d’ouvrir les livres aux aveugles. Il a créé ce code si simple qu’il semble magique. D’ailleurs il a comme par magie sorti de l’illettrisme des millions d’aveugles de par le monde. Il mérite bien à ce titre de figurer au patrimoine de l’humanité. »
Hélène Jousse, artiste sculptrice, écrivaine et réalisatrice de documentaires pour France Télévision.
Puis vient la parole de Lily Martinet qui clora également cette rencontre. Chargée de mission pour le patrimoine culturel et l’ethnologie de la France, c’est elle qui soutient et accompagne le projet.
Madame Martinet nous explique que nous sommes face à une « fusée à 2 étages ». La reconnaissance au niveau national autorise celle au niveau international. Une première fiche a à cet égard été rédigée et incluse à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel de la France en juin dernier. La première étape est donc franchie.
Le but de cette démarche est que le braille intègre un dispositif : une liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Cette liste est comme une vitrine pour la communauté internationale. Elle permet qu’un public plus large prenne conscience de l’importance de sauvegarder ce patrimoine, de le protéger. Il sera ainsi rattaché et porté par une communauté mieux définie, transmis de génération en génération au sein de cette dernière. Il en résultera un sentiment d’appartenance, une culture commune, les défenseurs du braille souhaitant voir ce patrimoine perdurer dans le temps et se prémunir des menaces comme celle de l’audiobook.
Il existe deux types de candidatures : nationale ou multinationale. Le braille étant universel, Lily Martinet souligne la pertinence d’une approche multinationale. Cela implique que d’autres États aient reconnu comme la France l’apprentissage et l’usage du braille au sein de leur inventaire. L’Allemagne apparaît à ce propos comme un partenaire évident car c’est le seul pays à nous avoir précédé dans l’inclusion du braille à son patrimoine national en 2020.
Le processus d’inscription prend plusieurs années, 10 ans en moyenne. Un groupe de travail est constitué et est chargé de suivre la progression de la candidature. Dans ce processus se développe une prise de conscience autour du but à atteindre, se construisent des liens sociaux avec la volonté commune de faire reconnaître ce patrimoine culturel immatériel et de le défendre. C’est donc l’objectif d’une démarche s’inscrivant dans le temps et qui dépasse l’inscription en tant que telle qui se dessine. Suite à celle-ci des mesures concrètes pour sauvegarder l’élément sont mises en place par les États signataires sous la forme d’obligations auxquelles ils doivent se tenir.
Mme Martinet accompagne, suggère des exemples mais ne se substitue pas aux acteurs – ces derniers, sûrement en grande partie autour de la table ce vendredi 19 septembre 2023, étant d’ailleurs encore à définir. C’est aussi elle qui fait le lien avec les autres représentants des États pour cette convention et ce sont les États à la fin qui déposent le dossier au niveau de l’UNESCO.
Entre les deux prises de parole de Lily Martinet, un temps d’échange a lieu entre les différents représentants. On peut ici en retenir quelques points saillants qui concernent notamment le braille face à l’avancée des technologies, son apprentissage, l’état du braille dans le monde, le sort du braille abrégé et du braille musical :
La prise de parole de Mathieu Juglar, président de Voir Ensemble, qui souligne l’intelligence de la création de Louis Braille : « Avec 63 signes, on peut vous faire des maths, de la musique, de la biologie etc. dans toutes les langues. », qui pose cette question pertinente : « Comment faire en sorte que le braille soit porté en tant qu’écriture universelle tout en s’inscrivant dans l’évolution des technologies ? » ou encore relève ce paradoxe que dans un pays comme la Colombie l’informatique braille est peu développée mais les chiffres sont transcrits en braille sur les billets de banque, ce que n’a pas encore mis au point l’Union européenne.
Lorsque la vice-présidente de l’AVH, Laurence de Roquefeuil avance que l’intérêt de l’inscription du braille au patrimoine de l’humanité serait d’avoir plus de poids vis-à-vis des politiques, de pouvoir leur dire « Regardez, le braille, ce n’est pas rien. L’inclusion c’est bien mais apprenez le braille aux aveugles. »
Elle note également un préjugé actuel (par ailleurs infondé), celui qu’avec les nouveaux outils numériques on n’aurait plus besoin du braille abrégé, qui est en nette perte de vitesse. Présenter par exemple un journal télévisé sans le braille abrégé est pourtant chose impossible selon elle. Elle sera rejointe en ce sens par Nathalie Lewi-Dumont, professeure émérite à l’INSHEA, qui met en parallèle le déclin du braille avec celui de la lecture en général, déclin encore beaucoup plus prononcé en ce qui concerne le braille abrégé. Ce problème rejoint celui de la formation des enseignants spécialisés et de leur sous-effectif. Le constat qu’elle en fait est que le braille abrégé est généralement enseigné beaucoup trop tard et que dans le contexte de la classe ordinaire son apprentissage est plus difficile qu’en instituts spécialisés. À ce sujet, Amandine Ronzy de l’ANPEA nourrit l’espoir que l’inscription au patrimoine immatériel puisse donner du poids aux demandes de moyens pour l’enseignement spécialisé, ainsi qu’une répartition plus homogène de ses professionnels sur le territoire.
Quand le directeur de l’INJA Louis Braille, Stéphane Gaillard nous informe qu’à Rome plus personne ne connaît le braille musical. Certains acteurs de la déficience visuelle de cette ville ont demandé à l’INJA de venir faire revivre ce patrimoine. Stéphane Gaillard nous rappelle que l’intérêt d’une partition braille pour son utilisateur est de ne pas être un simple exécutant mais de pouvoir l’interpréter. C’est le même principe pour les audioguides explique-t-il, une interprétation du curateur ne pouvant remplacer un texte en braille qui permet plus d’autonomie au public. Les grands musées parisiens sont tous en train d’abandonner le braille car cela coûte cher. Il faut selon lui leur démontrer sa pertinence.
Marie Oddoux de la fondation Lego nous fait part du fait qu’il existe des pays où le braille a complètement disparu. En Afrique par exemple et dans des grandes parties de la Chine. Elle nous parle du problème de la méconnaissance : à cause de l’arrivée de l’ordinateur on abandonne le braille… Cela relève d’une certaine confusion : on peut lire avec une plage braille les caractères issus d’un ordinateur, les deux systèmes ne sont donc pas incompatibles. L’Occident envoie en outre du matériel comme des bloc-notes ou des imprimantes braille (embosseuses) en Afrique qui n’est pas utilisé faute de formations. Rachid Rifai de l’AMARDEV nous alerte sur une situation au Maroc se rapprochant de celle évoquée par Marie Oddoux. Lily Martinet ajoute ici que si le braille a complètement disparu d’un pays, on ne peut plus l’inscrire à son inventaire patrimonial…
Nous espérons que ce processus d’inscription du braille au patrimoine de l’humanité puisse devenir un moyen de faire entendre ces voix et d’autres encore pour obtenir gain de cause face à cette situation alarmante, ces voix parfois chargées d’émotion et aux timbres multiples mais qui ne disent au fond qu’une seule et même chose : évitons à tout prix le désastre de voir un jour cette formidable invention qu’est le braille disparaître.